vendredi 28 janvier 2011

Still Life #1/Muséum d'Histoire naturelle, Paris






Itinéraires corses/Inventaire des photos non advenues (extraits) #2


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Arrivée à Propriano : 6h30, le soleil pointe déjà derrière les sommets. Loin au-delà de la vallée encore dans l’ombre, la clarté naissante du ciel découpe les lignes acérées de cette échine rocheuse. A l’approche sur une mer lisse, le bateau domine la cité. Du pont supérieur, le port et les quais semblent une maquette. La chaleur s’annonce. La ville est prête avec ses terrasses vides déjà dressées. On aurait envie que tout reste en état. Le débarquement se fait sans précipitation et presque incognito. Un grand café bien fort avant de repartir.
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dimanche 2 janvier 2011

Itinéraires corses

…Cette série de photographies et les textes qui les accompagnent construisent ainsi une géographie singulière et personnelle. Celle-ci tente de capter, dans l’exploration des espaces de l’île -île réelle autant que rêvée, île à la fois unique, éminemment méditerranéenne, et universelle- une certaine géométrie, un agencement des formes, une certaine qualité de la lumière… et de dire ce qu’on a cru saisir de l’esprit des lieux.

Itinéraires corses/Le Cap

    L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de nom de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparé de la mer que par un ruban continu de texte.
Extrait de Espèces d’espaces de Georges Perec


Reprendre la route sur les pentes vertes et lumineuses qui descendent jusqu’au village de Pino. Abandonner la marine de Scalo et poursuivre encore vers le nord. Ensuite, Minervio, Camera, Botticella, Canelle, Centuri…Singulière série de toponymes, comme un long travelling sur cette route en corniche entre marines et villages perchés. Laisser le tracé imprimer son rythme, traduire dans ses gestes la fluidité des courbes. La route comme un ruban dont les fines torsions successives incurveraient la trajectoire. Le pare brise ainsi qu’un écran format cinémascope ; la partie gauche immanquablement emplie des bleus de la mer et du ciel, la droite des reliefs plissés, pétrifiés dans leur chute silencieuse. Image au balancement calé sur le rythme des virages.

Itinéraires corses/Inquiétante étrangeté

Dans un décor qui a renoncé à s'émouvoir,
et songe seulement à tomber en ruine,
la vie s'inquiète et s'agite de ne savoir que ressusciter.
                                          Francis Ponge, Le parti pris des choses
Sur la route vers le sud, la marine d’Albo et la plage d’un gris métallique qui l’a coupée de la mer. Ironie de cette histoire industrielle, les stériles de serpentinite ammiantifère ont ici comblé la baie, son petit port et même celui que la société minière avait fait construire, en dédommagement, au pied de la vieille tour génoise. Puis le village perché de Nonza. Du sommet de la falaise, on peut lire en contrebas, sur la surface sombre de la plage de plusieurs kilomètres, au tracé étonnamment droit, des lignes de galets plus clairs assemblés en autant de messages. Spirales et cœurs amoureux percés d’une flèche, cercles concentriques de quelque land-artiste hyperactif ou signaux de piste d’atterrissage pour engins inconnus, bâtonnets comme des mitochondries dans le cytoplasme vert de jais, graphismes énigmatiques tels les géoglyphes de Nazca, ces signes forment en négatif des écritures, vernaculaires ou savantes, sur une page à ciel ouvert.
Dans la pente, bordé de murets et coupé de volées de marches, le chemin serpente entre les terrasses ensauvagées, les citernes de pierre et quelques jardins suspendus où subsistent des cédratiers. Au débouché de l’abrupt sentier, une construction de schiste gris ne laisse plus dépasser des vagues de galets que son toit de lauzes, vestige probable de la marine de Nonza ensevelie. Sur la grève noire, les silhouettes qui marchent ondoient continument dans le flux de chaleur qui monte. A chaque vague, les galets calibrés roulent et s’entrechoquent dans une succession de cliquetis et leur luisant disparaît, à l’instant où la mer se retire, dans l’évaporation immédiate. Une inquiétante étrangeté s’est emparée de ce territoire.

Itinéraires corses/Bussaglia

Sur cette grève légèrement inclinée, à cent toises environ de la lisière des vagues, venaient mourir les contreforts de rochers énormes qui montaient en s’évasant à une incommensurable hauteur. Quelques-uns, déchirant le rivage de leur arête aiguë, formaient des caps et des promontoires rongés par la dent du ressac. Plus loin, l’œil suivait leur masse nettement profilée sur les fonds brumeux de l’horizon.
C’était un océan véritable, avec le contour capricieux des rivages terrestres, mais désert et d’un aspect effroyablement sauvage.
Chap. XXX Voyage au centre de la Terre, Jules Verne

Redescente vers la plage. L’eau est encore bien fraîche. La mer a trié les morceaux de granite. On aperçoit les traces de son ouvrage, depuis les blocs qui pèsent plusieurs tonnes et sont arrachés aux falaises jusqu’aux granules de cristal. Entre les rocs et la bordure de la plage, tout un ruban d’œufs mouchetés : œufs d’autruche, de cane, de vanneau et d’alouette. Je me suis laissé rouler, de bas en haut et de haut en bas, par le ressac; les galets lisses me massaient le dos avec une énergie tout juste encore supportable.
[…]
Ensuite, ramassé des galets, des ovales aplatis : roses, rouges, brun-rouille, vieil or, verdâtres, bleus, blancs comme de la porcelaine – et chaque variante portant à son tour des inclusions plus sombres et plus claires. Parmi eux, des dessins aux ramifications compliquées, comme dans l’agate moussue. Nous nous amusâmes à les étaler selon divers systèmes - un jeu qui fait saillir plastiquement les différences entre l’appréciation logique et l’estimation esthétique.
Ernst Jünger, Soixante-dix d’efface, Journal 1965-1970, Gallimard.

Itinéraires corses/Porto-Ota

    mais ce n’est pas cela qui compte parce que tout en admettant que je sois toujours en train de regarder vers l’issue de n’importe quelle vallée et que j’aie derrière moi le torrent escarpé et ombragé, rien ne prouve que je sois sur le point d’avancer toujours plus vers l’air libre au lieu de reculer vers le fond de la vallée, c’est pourquoi il est juste de dire que le moi tourné vers l’ensoleillé est aussi un moi qui se retire dans l’opaque
Extrait du texte De l’opaque d’Italo Calvino


Les jeunes eucalyptus sont sveltes, leurs aînés trapus, et leurs frondaisons étagées. Des feuilles d’un rouge criard tranchent sur la masse, en touffes et en bannières. Ils sèment la route d’une mosaïque de faucilles, de demi-lunes, de queues de coq et de fers de lance. Parmi eux, les boutons des fleurs, gris d’argent -menues capsules de pavots que l’on a ciselées. On dirait que les feuilles se sont imbibées du suc de la terre : cette frange végétale tranche à peine sur le granite que traverse la route.
Ernst Jünger, Soixante-dix d’efface, Journal 1965-1970, Gallimard.

Itinéraires corses/Entrelacs

Itinéraires corses/Finis Terrae

    si bien qu’il vaut mieux considérer comme forme du monde celle du golfe que j’ai devant les yeux, délimitée par le cap qui se trouve à l’est par rapport à moi et par celui qui se trouve à l’ouest, et, si ce n’est pas un cap, par ce quelque chose qui clôt ma vue d’un côté comme de l’autre, dos de colline, tronc d’olivier, surface cylindrique de réservoir en ciment, haie de genêts, araucaria, parasol, ou quelles que soient les deux coulisses qui délimitent la scène au centre de laquelle je me trouve, en tournant le dos à une grande toile de fond et faisant face à la rampe de l’horizon lumineux.
Extrait du texte De l’opaque d’Italo Calvino
Inscrit dans cette longue cascade de crêtes sculptées par l’érosion qui depuis le Capu d’Otu plonge dans la mer, Piana porte le nom du judicieux replat que la géologie a ménagé en ce lieu. J’arrive maintenant au bord du village, là où il s’achève en balcon. Une clôture suit la courbe de niveau et sépare alors le chemin du champ qui plonge vers l’à-pic. Un profond sillon empli de végétation le cerne à droite, que surplombe la première échine rocheuse des calanche. Dans la douce incurvation du terrain, le pré, fauché depuis longtemps, laisse voir en cette saison sous la lumière du crépuscule une terre ocre presque rouge. Je sais l’étroite route en lacets qui négocie sans fin avec la pente de la vallée du Mezzanu, les dernières volées de marches pour accéder des cabanons au triangle de sable de cette plage de poche. Enserrée dans la falaise de granite rouge, ancien abri de pêcheurs de langoustes, la minuscule marine de Ficaghiola est à l’ombre déjà à cette heure-ci. Je la sais là-bas, légèrement décalée vers l’ouest, quelques quatre cents mètres en contrebas, mais invisible.
Un établi, avec les mâchoires de son étau graisseux et le joyeux bazar qui l’entoure, est accolé à cette lisière, délaissé. Quel bricoleur céleste travaille là ? L’ouvrage semble accompli à cette heure. Il n’y a plus maintenant que le bleu intense du golfe, les caps qui se succèdent d’est en ouest en un long panoramique : Punta Bianca, Punta Rossa, Punta di Latone, Capu Seninu et la presqu’île de Scandola qui le ferme, et le poudroiement doré de la lumière du soir qui en détache les plans comme autant de décors d’une scène vide. Et la plongée vers l’horizon ; sentiment stupéfiant d’être posté sur la corniche ultime du monde.

Itinéraires corses/Erosion


Itinéraires corses/Capu Rossu

    ou bien on la fait continuer de l’autre côté en bonne isohypse qu’elle est en suivant la série de criques et de golfes et d’enfoncements à l’intérieur de ces criques et de ces golfes, jusqu’à rencontrer des promontoires qui s’avancent dans la mer plus loin que d’autres promontoires délimitant des golfes plus vastes qui incluent les golfes les plus intérieurs dans d’autres golfes, dorés le matin et bleutés le soir en direction de l’ouest, vert pâle le matin et gris le soir en direction de l’est, et elle continue ainsi sur toute la longueur des mers et des terres, tendant à englober toute la mer en un golfe unique,
Extrait du texte De l’opaque d’Italo Calvino


Itinéraires corses/Le plateau du Coscione

- Nous ne nous comprenons pas, Nîrdan Pacha. Regarde l’envers de ta carte : un papier vierge, blanc, inutilisable, comme cette tache aveugle des montagnes qui te tracasse tant. Je sais me diriger dans ce blanc, mes pieds connaissent l’envers de la terre.
    Extrait du récit de la mission du fameux ingénieur cartographe, Nîrdan Pacha, du ministère des Territoires, dans cette province fort éloignée de l’Empire appelée Les Montagnes de la Mandragore ; récit consigné dans le deuxième tome de l’Atlas de géographes d’Orbae de François Place.

Je connais maintenant ce que dissimule le blanc de la carte. Dans cette île au relief accidenté, se cache un étrange plateau perché aux doux reliefs, un monde singulier, ouvert et discret, d’où s’écoulent mille ruisselets. Le temps se chargera de modifier cet espace vulnérable, vieux de plusieurs milliers d’années : ses mares reliques seront comblées, une végétation dynamique de genévriers, de hêtres bas et d’aulnes odorants partira à sa conquête. Aujourd’hui, juste sous le ciel, un espace de roches et de terre souple à l’épiderme d’herbe rase s’y déploie encore, dans la course des chevaux en liberté. En dresser la carte est entreprise vaine. Ce sont eux qui dans leurs cavalcades triangulent cet espace improbable et mouvant, et font œuvre de cartographe. Ils lui donnent les dimensions de l’évasion.

Itinéraires corses/Monodie

Etre au monde. Etre un corps sur ses pieds. Aimer ce corps ou ne pas l’aimer. En être étonné. Essayer de l’habiter, le sentir extérieur à soi, le mettre à l’épreuve, en faire son moyen d’exploration, le désirer comme instrument de mesure. Evaluer grâce à lui l’espace qui règne autour de soi. Pressentir grâce à lui le ciel qui s’évase au-dessus. Présager grâce à lui des congénères alentour. Percevoir le sol en-dessous. Percevoir la surface de ce sol. Son étendue. Sa densité. Son modelé. Ses irrégularités. Les obstacles qui s’y trouvent. Sa vastitude. L’horizon qui le limite et celui qui lui succède.
Extrait de Marcher de Christophe Gallaz


Après ce dernier effort, sous des tamaris séculaires, à présent, je me déchausse pour plonger mes pieds meurtris dans l’eau fraîche. Je découvre les ongles de mes gros orteils soulevés et je comprends que le retour sera moins facile. De petites crevettes s’approchent par mouvements saccadés, petites virgules translucides et peu farouches. La lassitude et leurs mouvements vifs et aléatoires, suivis de lents retours, m’empêchent de les fixer. Elles sont comme les taches singulières d’une hallucination légère, qui migrent et oscillent en surimpression, d’un endroit à l’autre de l’étendue de la vision, et donnent envie de se frotter les yeux. De leurs fines pinces diaphanes, elles viennent palper puis prélever les cuticules à la lisière de l’ongle, dont elles paraissent avoir la même consistance.
Les yeux et la peau fatigués de la luminosité aride et saline du rivage, recouvert de la fine poussière et des éraflures du maquis, je redescends le petit col de Bassa Turri. Je sors de cette nature livrée à elle-même ; je bascule du côté de la baie de Campomoro et de la civilisation balnéaire, ne sentant plus mes pieds dans le soulagement d’en finir. Près du ponton où s’affairent les hommes de l’exploitation aquacole, dans un petit bazar, j’achète une bouteille que je vide dans l’instant, sous les regards mi-amusés mi-dédaigneux de vacanciers en famille qui, la serviette sur l’épaule, sont venu pour une glace avant de retourner sur la plage. Je ne perdrai finalement les ongles des gros orteils que deux jours plus tard, après qu’ils soient devenus violets, comme tribu peut-être à cette découverte essentielle.

Itinéraires corses/Murtoli


Itinéraires corses/Mirabilia

Mirabilia (mot latin dérivé de l’adjectif mirabilis, is, e) : choses étonnantes, admirables. Dans la tradition littéraire développée en Europe depuis l’Antiquité gréco-latine, ce terme est donné également à un recueil de textes décrivant des « merveilles ». Chez Pline l’Ancien, le mot mirabilia désigne à la fois merveilles architecturales et prodiges de la nature. Il semble probable que ces mirabilia aient le pouvoir de stimuler la curiosité, de déclencher la métaphore et de catalyser l’imaginaire.

L’oursin, dépouillé de ses piquants, est comme un globe, une lanterne. Les lignes bicolores de son test rugueux, formé de plaques calcaires soudées, suggèrent la symétrie pentamérique qui le gouverne. Son volume est ainsi qu’une sphère pâteuse, que la pression sous marine aurait légèrement écrasée pour lui donner une base plane. Selon l’endroit du test où la pression s’applique, on ressent la structure, résistante malgré la minceur de la paroi, ou alors prête à se rompre. Une poussée un peu plus forte et il se désagrège et laisse voir son intérieur piqueté d’impactes, comme des trous d’épingle savamment organisés en côtes, de la base au sommet en autant de méridiens. Ce monument à la symétrie délicate offre ainsi une forme de perfection géométrique que l’on ne découvre qu’une fois l’animal disparu.

L’ormeau, lui, ne laisse pas deviner aussi évidemment son architecture. Pourtant, contrairement à son homologue, ses deux faces se découvrent sans fracas. Celle, extérieure, avec ses dépôts, ses cicatrices et son camouflage de petits mollusques, ne permet que difficilement de lire sa structure en spirale aplatie. Une série de perforations disposées au cours de sa croissance le long d’une courbe forme comme le balisage de sa ligne de vie. Si cette face reste discrète et ne brille que par sa modestie –n’est-il pas un peu ridicule de tirer son nom savant Haliotis de sa forme d’oreille de mer ?-, c’est qu’il a un autre argument : son intérieur nacré. Iridescent comme l’hydrocarbure à la surface d’une flaque, et finement ridé à l’image des ripple-marks sur le sable de la baie, il est par sa fine coupe ovoïde le piège par lequel les cieux d’en-dessus s’affaissent sur ceux d’en-dessous. Cela peut être une déception lorsque l’intérieur s’est mâtifié et les reflets de nacre troublés ; on est de toute manière toujours un peu désappointé qu’il ait quitté son élément, ce fragment de miroir tombé dans les anfractuosités sous-marines, sur lequel passe un reflet du ciel sous la mer.

Itinéraires corses/Alta Rocca



Itinéraires corses/Funtanaccia

«- Aleph ? répétai-je.
  - Oui, le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers, vus de tous les angles.
    Je ne révélai ma découverte à personne, mais je revins.»
Extrait de L’Aleph de Jorge Luis Borgès.

Celui qui est devant moi, isolé dans un dédale pierreux, a une forme d’une régularité qui frappe l’esprit. Des volumes élémentaires, le cylindre, le cône, qui ont la précision du concept. Pour moi, c’est une sculpture autant qu’une architecture ; une architecture pour l’espace d’un seul homme, une sculpture dans laquelle on peut pénétrer. Cabane issue d’une pratique agricole ancestrale, elle procède aussi, évidemment, de ce lieu du refuge de l’enfance.
Surmontée d’un linteau de genévrier, l’ouverture n’excède pas le mètre. A l’intérieur, une bouche noire, et une sorte de fraîcheur aussi, inattendue. Puis les yeux s’adaptent après ce passage de l’extrême luminosité à cette poche d’obscurité. Le barracun dans lequel je me suis glissé a perdu son faîtage. Du sommet ruiné de la voûte à l’assemblage en faux encorbellement, le faisceau blanc illumine littéralement les arêtes intérieures des pierres. Elles sont recouvertes de suie, trace du charbon de bois produit là ou de feux allumés par les chasseurs, à moins que cette noirceur mate ne date de plus longtemps encore.
C’est une camera obscura. Espérer voir l’image inversée, projetée sur le sol, du mouvement des nuages légers. Ils traversent le ciel, abordent la côte par les falaises où s’achève le piali au dessus de la Méditerranée et suivent la direction indiquée par la vallée de St Julien, poussés vers l’Est par la brise thermique de cette fin de journée.

Itinéraires corses/Le gecko

Après quelques soubresauts, son corps s’immobilise et sa courbe épouse le cercle du verre retourné. Animal nocturne, ses yeux saillants possèdent une pupille à fente verticale sans paupière mobile. La segmentation en anneaux de la queue et des pattes, la moucheture de minuscules plaques granuleuses sur la tête donnent au gecko l’apparence d’un agencement mécanique ; d’une machine très élaborée, étudiée dans chacun de ses détails microscopiques. Le dos est couvert de petites écailles lisses qui lui donnent un aspect soyeux. Cette gaine se plisse dans les courbures de son corps sinueux comme la lame aiguisée sur les deux tranchants d’un kriss, ce poignard malais, objet spirituel aux pouvoirs magiques.
Parfois brusque, mais inoffensif, le petit saurien de méditerranée ne donne maintenant par son impassibilité que des signes de vie ténus. Si ce n’étaient les palpitations des côtés de l’abdomen et de la membrane sous la mâchoire, le voile de buée déposée par sa respiration sur les parois de verre, ce petit animal formidablement dessiné paraîtrait tel un objet, chef d’œuvre de la bijouterie préhistorique.

Itinéraires corses/Extrême Sud



Il suffit de se déporter et, depuis l’une des échancrures qui l’encadre, on perçoit comment cette construction est en sursis. Campée sur une avancée de la falaise de Campu Rumanilu, exposée aux vents des Bouches, elle se tient, isolée, au bord du précipice, en surplomb sur une portion de cette côte parmi les plus excavées.
Ramassée, trapue, avec ses murs épais légèrement inclinés sans presque d’ouvertures, ses contreforts massifs… on songe aux maisons en adobe des indiens Hopi ou Pueblos ou à quelque église archaïque. Il s’agit d’un ancien abattoir.
            Depuis longtemps, les éléments ont lavé la rigole pavée de pierres plates menant au bord de l’abîme et les coulures du sang des animaux sacrifiés là.
            La pluie a cessé à présent et la roche à retrouvé sa blancheur calcaire. En contrebas, la surface sombre de la Méditerranée se ride ; on y lit le parcours des rafales qui poussent vers l’Est tout un cortège de nuages.


Itinéraires corses/Archipel des Lavezzi


Itinéraires corses/Inventaire des photos non advenues (extraits) #1

  Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr.
Extrait de L’invention du monde de Nicolas Bouvier.

   La lumière sur la mer en fin de journée, sur la côte orientale, après une dernière baignade. Seuls les ferries qui longent le doigt de la Corse accrochent encore le regard. Immobile, s’imprégner des formes et variations des reflets lactescents qui irradient à la surface, alors que les quelques personnes encore sur le sable de la marine de Meria en quelque gestes apaisés se préparent à rentrer, ou alors attendent…
…La brume de chaleur estompe maintenant l’horizon et masque la silhouette de l’île toscane de Capraia. Dans la continuité des teintes entre la mer et le ciel, elle nous offre une fin du monde possible, là où le regard ne rencontre plus aucun obstacle…
…Je suis revenu le lendemain, tout était différent.
[…]
  Longtemps après, je me souviens des nombreuses situations où j’aurais dû faire une photographie. Je les garde, les rappelle à ma mémoire comme autant d’images latentes qui ne trouveront jamais le chemin de la lumière. Imaginer comme on gratte une plaie, jusqu’à ce que la démangeaison ne soit insupportable. Pour chacune d’elles, les yeux fermés, en projeter le cadre, envisager sa géométrie, la gamme de ses valeurs, la qualité de la lumière. Révéler, évaluer, modifier à loisir, la comparer même, l’insérer dans une suite, juger de la pertinence de cette option, et choisir. Jouer avec l’idée comme le chat joue avec la souris, avant de la mettre à mort. En faire une liste. Elle aurait pour titre : Inventaire des photos non advenues. Et accepter que ces photographies n’existent pas.