jeudi 6 décembre 2012

Waterscape/Kastellet, Copenhague





              
             Copenhague, juillet 2010.
            Là où, à travers les branchages des frênes, des saules et des hêtres, la lumière touche la surface et dessine ce réseau complexe de taches surexposées, l’eau apparaît presque opaque aux rayons, comme si elle était recouverte d’une pellicule de poussière. Les nuées d’insectes, juste au-dessus de la surface, créent un tremblement, une vibration incessante comme celle d’un mirage. Dans l’ombre, immobiles, les reflets du miroir aux teintes de réglisse se laissent traverser : apparaissent ainsi, entre les touffes de hautes herbes, les débris végétaux et les racines entremêlés qui tapissent le fond d’encre brune. Depuis la fraîcheur humide de la berge, la lumière blanche de l’été irradie et semble dévorer les feuillages des hêtres centenaires qui, plus loin, balisent l’ouverture vers la mer, d’ici invisible.
            D’un certain point de vue, cet espace lacustre pourrait assez bêtement passer pour naturel, si ce n’étaient les pentes trop régulières des talus qui remontent de part et d’autre, les angles tous identiques du chemin sur la berge et la régularité du tracé qui finit par apparaître malgré le foisonnement aléatoire du végétal. Ce havre ensauvagé et discret, cet écosystème urbain, se déploie dans les profonds fossés du Kastellet.
            Cette citadelle, aux impressionnantes fortifications pentagonales, construite à partir de 1626, est située au Nord du cœur historique de Copenhague, ville construite sur les deux îles de Seeland et d’Amager et traversée par un bras de mer. C’est là, face à l’Øresund, que le Kastellet devait la défendre. Pourtant, en 1807, il ne put arrêter l’assaut de la flotte anglaise. Celle-ci, depuis la mer du Nord, entra dans l’Øresund, ce détroit entre le Danemark et la Scanie qui ouvre ensuite sur la mer Baltique. Ironie de l’histoire, elle croisa ensuite au large d’Helsingør, ville connue également sous le nom d’Elseneur, avec cette forteresse où William Shakespeare situe l’action de la tragédie Hamlet. Enfin, elle rejoignit Copenhague. Là, entre le 2 et le 5 septembre, les Anglais bombardèrent la ville et s’emparèrent de la flotte danoise. Risquer que celle-ci puisse servir les intérêts de Napoléon était inconcevable aux Britanniques.
            Aujourd’hui, si ce territoire est toujours contrôlé par les militaires, il est surtout une destination indiquée dans tous les bons guides. Et les navires qui accostent au Frihavnen tout proche sont souvent des paquebots de croisière qui déversent leurs flots réguliers de touristes à fort pouvoir d’achat. En effet, comme dans d’autres villes portuaires européennes, telles Gènes ou Barcelone, un nouveau port a été aménagé sur les espaces délaissés par les activités industrielles polluantes, repoussées loin du centre urbain. Du bastion du Kastellet le plus proche, on peut ainsi observer les silhouettes de la cohorte qui flâne, dans un sens puis dans l’autre, apparemment désorientée, sur les promenades équipées, alors qu’à l’arrière plan, sur l’autre rive, la blancheur des citernes des raffineries se détachent sur la brume de chaleur qui enveloppe le champ d’éoliennes de l’Øresund. Mais le flux semble bouder la citadelle : c’est que celle-ci possède une rivale redoutable, la Petite Sirène, qui devrait se trouver dans les parages.
            Pourtant, en ce mois de juillet, les badauds risquent d’être déçus : cette statue emblème de Copenhague, sculptée d’après la figure du conte de Hans Christian Andersen et posée depuis 1913 sur son rocher à quelques encablures du rivage, s’est envolée, depuis plusieurs semaines déjà, pour le pavillon danois de l’exposition universelle de Shanghai, où elle ne manquera pas de ravir les touristes chinois. En bord de promenade, face à l’Øresund, un écran vidéo diffuse en direct les images de la piscine remplie d’eau de mer au centre de laquelle elle attend.

            Il y a au bord d'un ruisseau un saule qui mire ses feuilles argentées dans l'onde transparente. C'est là qu'elle s'en vint portant de folles guirlandes, de renoncules, d'orties, de pâquerettes et de ces longues fleurs pourpres que nos bergers rustauds appellent patte-de-loup. Là, tandis qu'elle grimpait pour suspendre aux rameaux inclinés sa couronne de fleurs, une branche envieuse s'est cassée, et ses trophées champêtres, comme elle-même, tombèrent dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés, et un moment ils la soutinrent telle une sirène, cependant qu'elle chantait des bribes de vieux airs, comme insensible à sa détresse ou comme une créature née et faite pour cet élément. Mais cela ne put durer longtemps. Ses vêtements enfin, lourds de ce qu'ils avaient bu, entraînèrent la pauvrette de son doux chant à une mort fangeuse.
                                                                          In Hamlet, acte IV, scène VII, William Shakespeare.           

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