mardi 21 février 2012

Islande #27/Þingvellir



               Il fut un temps, est-il dit dans les livres, où la nation islandaise ne possédait qu’un seul bien qui eût quelque valeur marchande. C’était une cloche. Cette cloche était suspendue au pignon de la maison de la Lögrétta, à Þingvellir, sur la rive de l’Öxará, attachée à une poutre sous les combles. On la sonnait pour se rendre aux tribunaux, et avant les exécutions. Elle était si vieille que nul ne savait son âge avec certitude…
                Premières lignes de La cloche d’Islande d’Halldór Laxness, roman publié entre 1943 et 1946, à un moment où la question de l'indépendance se posait avec une acuité particulière. Situé au début du XVIIIe siècle, ce récit s’ouvre lorsque l'envoyé du roi du Danemark, qui vient se saisir de la vieille cloche de Þingvellir pour en faire des canons, est assassiné dans un geste de révolte par un pauvre paysan déjà condamné à mort pour le vol d'une corde.

Islande #26/Þingvellir



                Hljóðs bið ek allar helgar kindir,
                meiri ok minni mögu Heimdallar…
               
                Je vous invite à m’écouter tous, êtres sacrés,
                Humbles et puissants descendants de Heimdall…

                Ces paroles ouvrent la Völuspá, ou « dit de la voyante », un poème cosmogonique de la mythologie nordique, et parmi les chants les plus fameux de l'Edda poétique. Il figure en tête du recueil découvert en 1643 à Skálholt en Islande par l'évêque Brynjólfur Sveinsson. Offert au roi du Danemark Frederik III, l’ouvrage appartenait, sous le nom de Codex regius, à la bibliothèque royale de Copenhague, jusqu’à ce que l’ancienne puissance dominatrice ne le restitue à l’Islande le 21 avril en 1971. Ce poème a probablement été composé vers l'an 1000, peu de temps donc après « l’installation » ou landnám, commencée en 874, et au moment de la christianisation du peuple islandais.
                On peut imaginer que c’est par une formule rituelle proche de celle-ci que le silence était demandé à l’assemblée au début de l’Alþing. Ce parlement, fondée vers 930, était composé de 36 chefs de clans locaux, les goðar, et représentait les hommes libres de toutes les contrées de l’Islande. Détenteur du pouvoir législatif et judiciaire, il se réunissait en pleine nature, au pied du Lögberg, le « Rocher de la loi », chaque année en juin pour une paire de semaines. Il était l’occasion d’une véritable fête populaire : jeux, danses, combats de chevaux ou hestavíg, récitations de poèmes, lecture des sagas.
                C’est à Þingvellir, ou “Plaines du parlement”, qu’il fut décidé d’établir l’Alþing. La région, située à une cinquantaine de kilomètres de l’actuelle Reykjavík dans le sud-ouest de l’île, rassemblait tout ce dont cette assemblée à ciel ouvert avait besoin : de l'eau, du bois pour le feu et une prairie pour les chevaux, et était facilement accessible des régions les plus peuplées. Le goði le plus éloigné, dirigeant l'est du pays, devait, lui, voyager durant dix-sept jours et traverser l’espace périlleux des déserts, des montagnes et des rivières, pour y parvenir.
                L’Alþing marque les débuts de la Nation islandaise. Il est considéré comme le plus vieux parlement d’Europe. Ainsi, dès l’époque médiévale, sur cette terre de rien, est née de la volonté d’hommes libres une forme de pouvoir « démocratique ». Depuis cette époque, Þingvellir reste ce haut lieu de l’identité et de la vie politique islandaise. La République d'Islande y fut proclamée le 17 juin 1944. Encore aujourd’hui, tous les grands événements du pays se déroulent symboliquement sur le site de l’Alþing.
                Þingvellir est un lieu unique, par son histoire, mais aussi par sa géographie. En découvrant, dans cette partie de la vallée, l’amphithéâtre naturel que forment les gradins successifs dans la roche basaltique, on ne peut qu’être impressionné par la portée physique et la puissance évocatrice de cet espace. Vaste fossé d’effondrement parcouru de cicatrices, il est une manifestation spectaculaire du rift médio-atlantique. Il est situé entre deux plaques tectoniques : à l’Ouest, le plancher océanique de l’Amérique du Nord, et, à l’Est, celui de l’Eurasie. Dans cette zone à l’activité sismique permanente, le plancher de cette vallée continue de s’enfoncer tandis que ses bords s’écartent inéluctablement de quelques millimètres par an. Dans le paysage, la large faille de l’Almannagjá, « la gorge de tous les hommes », s’ouvre à l’Est. La rivière Öxará, la « rivière de la hache », y entre en formant la cascade Öxarárfoss puis se jette dans le lac Þingvallavatn, le plus grand lac naturel d'Islande. Elle y rejoint alors celles situées au centre de la dépression, ennoyées par les eaux cristallines de la nappe phréatique, elle-même alimentée par les eaux de fonte souterraines du glacier Langjökull.
                Ce lieu incarne de manière emblématique le lien primordial qui unit les Islandais et leur conscience civique avec cette terre qui s’entête à les mettre à l’épreuve. Enjambant les siècles, il sera bientôt le théâtre d’un nouvel épisode de cette histoire : c’est en effet là que devrait être ratifiée la nouvelle constitution. Suite à la grave crise financière de 2008 et au référendum de 2010, et à l’issue d’un processus original auquel chaque citoyen de ce pays de 300 000 habitants aura pu participer, le texte refondateur, supervisé par un panel de 25 citoyens, devrait être dans quelques mois soumis à l’Alþing puis à un nouveau référendum. Exercice inédit de démocratie numérique et collaborative, puisque les internautes peuvent proposer leurs commentaires et suggestions d'amendements via les pages Facebook et Twitter du Conseil constitutionnel islandais, mais aussi suivre les réunions publiques retransmises en direct sur la chaine Youtube dédiée, ce processus aboutira à ce que certains ont désigné comme la première « e-Constitution ».
                « Nous, peuple d’Islande, voulons former une société juste, où tout le monde peut s’asseoir à la même table », lit-on en préambule du projet. « Nos origines diverses nous enrichissent, et nous sommes responsables, ensemble, de l’héritage des générations passées, la Terre et l’Histoire, la nature, la langue et la culture. »