mercredi 2 novembre 2011

Islande #8/Along the road 1




[…] Laisser derrière soi Vík, extrémité méridionale de l’Islande, son infinie plage de sable noir et ses falaises d’un vert intense aux contreforts d’orgues basaltiques suintantes d’humidité. Et embarquer sur la route1 en direction de Höfn.
Passer entre ces monolithes orphelins au même vert lumineux, Hadursey au Nord et Hjörleifshöfði au Sud, cette ancienne île émergeant de la platitude des nappes de cendres, et entamer la traversée du Mýrdalssandur. Immensité à la monotonie hypnotique, étendue désolée à la couleur de pneu, juste éclairée de quelques flaques d’une végétation rase, presque phosphorescente, et de touffes d’herbacées pionnières réfugiées dans les fossés de part et d’autre de la route.
Remonter par cette large courbe presque abstraite vers les parois rocheuses et aborder le champ de lave Eldhraun, la « coulée de feu ». Un lieu enchanté ou sinistre - sensations ambivalentes - avec sa litanie ininterrompue de monticules aux creux et saillies recouverts de mousses et de lichens que l’on traverse dans sa largeur sur près de quarante kilomètres. L'éruption du Laki, en 1783, dont elle est issue et qui dura neuf mois, est considérée comme la deuxième plus importante des temps historiques. Ces fissures éruptives, les Lakagígar, aussi appelées « les feux du Laki », provoquèrent un cataclysme de coulées de laves, de crues sous-glaciaires, de nuées de cendres et de pluies toxiques, dans lequel périt un quart de la population islandaise, entrainant empoisonnement du bétail, famines et exode. Il s’en suivit une nette diminution des températures sur l'ensemble de l'Europe pendant plusieurs années. Et les disettes annonciatrices de la Révolution françaises en seraient l’une des conséquences.
Aussi nommée Skaftáreldar par les habitants, « feux de la rivière Skaftá », cet événement majeur reste présent dans l’imaginaire islandais, comme une cicatrice qui leur rappellerait la difficulté de vivre sur cette terre aux convulsions furieuses. Echapper à cet univers et atteindre Kirkjubæjarklaustur, îlot de verdure planté tout contre le pied de la montagne et seul village de la région, épargné par l’éruption, c’est à nouveau convoquer cette histoire. La légende du prêtre Jón Steingrímsson est restée célèbre : par son eldmessa, le « sermon de feu », face aux habitants menacés réunis dans l'église, celui-ci arrêta la coulée de lave avant qu’elle ne les détruise. Aujourd’hui, malgré sa petite taille, le village est connu comme point unique de ravitaillement entre Vík et Höfn avec une station service, un magasin d’alimentation, une cabine téléphonique, une banque et un bureau de poste !
Ici, les montagnes revêtent la forme de tables et l’érosion a sculpté dans leurs pentes des aspérités acérées d’où l’eau, entre des lambeaux verdoyants, tombe souvent en cascades. Elles déploient leurs versants, dominés par de sombres parois, jusqu’au bleu foncé du majestueux Lómagnúpur. Ce mont, ancien promontoire sur la mer aujourd'hui retirée, atteint une hauteur de 767 mètres. Selon la légende, cette falaise au sommet souvent perdu dans les nuages, la plus haute de l'île, abriterait un géant rocheux, Bergrisi, l'une des quatre figures mythiques de l'Islande, avec Griðungur le taureau protecteur du Sud-ouest, Gammur l'aigle gardien du Nord-ouest et le dragon Dreki qui surveille le Nord-est. Postés sur une assise en bloc de lave, tous figurent sur les armoiries actuelles du pays.
                Ce relief singulier marque un seuil : au-delà, commencent les immenses étendues de sable noir du Skeiðarársandur. Au pied de ce promontoire, Núpsstaður, dernière ferme avant la traversée, était encore jusqu’en 1974 le point final de la route 1. Au-delà, l’accès à la région se faisait par cabotage ou à cheval. Et, depuis Höfn, il fallait jusqu’à cette date faire en voiture un détour de près de 1 100 km par le nord de l’île pour éviter le glacier et rejoindre Reykjavík.
                Le massif du Vatnajökull, « le glacier des lacs », la plus grande calotte glaciaire d’Europe, se profile déjà et, entre les reliefs, se précise bientôt le dessin de ses glaciers auxiliaires : Skeiðarárjökull, Skaftafelljökull, Svinafelljökull ou Öræfajökull, qui recouvre le Hvannadalshnúkur, sommet culminant de l’Islande, posté tel une vigie en lisière de massif. Il semblait basculer dans la mer ; il s’écoule finalement, par ses langues multiples, poussant devant lui ses moraines glaciaires, vers cette interminable plaine alluviale de sable noir que la route 1 traverse en silence. La mer quelque part au Sud reste invisible ou alors se confond avec l’horizon même.
                Parcourir encore une cinquantaine de kilomètres sur ce ruban s’asphalte quasi synoptique, à la monotonie juste rythmée par quelques mirages en direction de la mer et le passage des ponts qui enjambent les chenaux capricieux, entrecroisés et divagants, des rivières glaciaires aux eaux laiteuses brunes ou grises. Elles tressent leur lit dans les sédiments déposés par les débâcles qui ravagent le Sud quand le volcan Grímsvötn se réveille sous la calotte glaciaire. Sa dernière éruption remonte à septembre 1996 seulement. Deux mois plus tard, au matin du 5 novembre, le jökulhlaup ou « course de glacier » tant redouté se produisit. Une grande partie du Skeiðarársandur fut recouverte par la crue provoquée par l’évacuation du réservoir de la caldeira. Cette brutale et puissante débâcle glaciaire emportait des tronçons de la route circulaire. Les deux ponts sur les fleuves Gigya et Saeluhusakvisl furent détruits et le grand pont de 900 m sur la Skeiðará sérieusement endommagé. Le volume de sédiments transportés fut tel que les plages gagnèrent 800m sur l’océan. Deux jours plus tard, lorsque les coulées cessèrent enfin, des pans de glace se détachèrent du Skeiðarárjökull et ces icebergs charriés jusqu’à l’océan mirent plus d’un an à fondre.
               Effet d’une légère hallucination liée à la planéité, ce paysage incroyable paraît telle la bande horizontale d’un diorama : le front des glaciers qui se succèdent alterne avec les sommets et leurs avancées sur la côte sud de l’île. Il sert de toile de fond à la progression dans ce paysage mental, cette grande solitude du sandur. L’éloignement, que le déplacement peine à résorber, annule presque la vitesse de défilement de ce décor et renforce ce sentiment de sortir du temps, et que l’espace seul demeure.
                Sur la route 1, se laisser ainsi aspirer par l’espace. […]

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