La généalogie est pour les
Islandais à la fois une passion et une nécessité. Dans cette île à la nature
difficile et constamment en mouvement, dans ce pays isolé du reste du monde et
peuplé de 320 000 habitants seulement, la recherche de ses ancêtres ne relève
pas seulement de la quête identitaire mais aussi de considérations plus
pragmatiques.
La population de l’Islande est
issue de l’installation récente, la plus tardive d’Europe, d’un groupe
restreint de Vikings venus de Norvège, mais aussi de celtes des îles
britanniques. Dans ce pays, l’immigration est faible : on ne compte que
3,5% d’étrangers, dont une majorité d’autres peuples nordiques. Isolement de la
population et brassage interethnique quasi-nul entrainent une homogénéité
génétique très forte, qui commence à poser problème. Il s'agit alors d'éviter
tout risque d'union consanguine avec un cousin direct. D'autant qu’au pays des
sagas la tradition noroise se perpétue. Les noms de famille n'existent pas : le
prénom du père fait office de patronyme. On naît "son", fils de…, ou "dóttir",
fille de… et on le reste toute sa vie. Aussi, les personnes
s’interpellent-elles par leur prénom et l’annuaire classe-t-il les abonnés dans
l’ordre alphabétique des prénoms !
Grâce à un entrepreneur
informatique, spécialiste du logiciel anti-virus et féru de généalogie, les
Islandais peuvent désormais accéder à une base de données qui recense les liens
de parenté entre concitoyens. Fridrik Skúlason a eu cette idée folle : retracer
l'arbre généalogique de son pays tout entier ! Il aura tout de même fallu cinq
ans et vingt employés à plein-temps pour abattre ce travail considérable. Le
résultat ? Le site Internet gratuit Islendingabók,
« le Livre des Islandais », du nom de la saga rédigée par Ari Þorgilsson entre 1122 et 1133, qui retrace l'histoire de
l'Islande depuis sa colonisation. Il donne accès aujourd'hui à une base
de données unique au monde. 800 000 Islandais, vivants et défunts, y sont
enregistrés, sur 1,2 million de personnes ayant vécu sur l'île depuis sa
colonisation par les Vikings au IXe siècle.
Ici, pour la grande majorité,
point de polémique quant au respect de la vie privée. Islendingabók, qui fête ses dix ans cette année, a connu un succès
immédiat. Plus de la moitié de la population, dont 75 % des actifs,
l'utiliserait régulièrement. Seuls les Islandais y ont accès, et les résidents
légaux pour qui a été délivré un numéro d’identification. En quelques clics,
ils peuvent trouver leur lien de parenté avec n'importe quel concitoyen. Il
suffit d'entrer son nom et celui d'une autre personne pour voir apparaître les
deux lignes de descendance et repérer où elles se croisent. En fait, les
Islandais utilisent surtout Islendingabók,
ou l’application Facebook qui lui est dédiée, de manière ludique, pour établir
leur lien de parenté avec leurs amis et collègues ou avec les célébrités.
Björk, de son vrai nom Björk Gudmundsdóttir, arrive en tête des recherches les
plus populaires.
L'Islande est une grande
famille, la généalogie un passe-temps national, et tous les habitants ont des
ancêtres communs à l’échelle, en moyenne, de six ou sept générations. L’outil
informatique se met aujourd’hui au service de ce désir de filiation. Pourtant,
cela soulève quelques questions, que n’ont pas manquées de se poser certains
Islandais et d’autres encore. En effet, cette initiative n’aurait probablement
pas vu le jour sans le concours de deCODE genetics, une société aux pratiques
contestées.
deCODE genetics est une
compagnie de génomique islando-américaine basée à Reykjavik, créée en 1996 par un Islandais,
Kári Stefánsson. Son projet ? Isoler les gènes responsables de maladies
telles que certaines schizophrénies, des maladies cardio-vasculaires, des
cancers et d’autres encore, et vendre ces découvertes aux laboratoires
pharmaceutiques partenaires, en l’occurrence le géant pharmaceutique suisse
Hoffmann-La Roche, en vue de la création de médicaments. Or, quel meilleur
terrain de recherche que cette Islande à l’homogénéité ethnique presque unique
au monde ? Il s’agit donc au préalable de rassembler dans une seule base
de données les informations généalogiques, médicales et génétiques de la
totalité de la population islandaise !
Dès 1998, le président de deCODE
trouve au sein du gouvernement et des médias des appuis qui lui permettent
d'obtenir des modifications législatives afin de lancer son opération. Au
départ, deCODE genetics s'est contentée de constituer une base de données à
partir des arbres généalogiques de la population, pieusement conservés par
toutes les paroisses depuis le Xe siècle. Pour croiser ces données
publiques avec l'état sanitaire de la population, deCODE obtient, en
décembre 1998, le vote par le Parlement islandais du Medical Database Act.
Certains font alors état d’une grosse donation, on parle de 250.000$, au parti
de l’indépendance qui gouverne le pays à cette époque. Celui-ci autorise le gouvernement
à mettre, pendant douze ans, à la disposition du privé les données médicales
contenues dans les carnets de santé détenus par tous les Islandais depuis le
début de ce siècle, à condition que les informations recueillies restent
anonymes. En janvier 2000, c'est bien sûr deCODE qui a obtient ce droit.
De nombreux Islandais s’opposent
dès 1998 aux activités de la société de génomique deCODE genetics et ce vote
suscite de vives polémiques publiques. Pour constituer sa biothèque, cette
société privée a désormais besoin d'échantillons de tissus, de cellules et de
sang. Jusqu'ici, la firme a fait appel à des volontaires, la loi islandaise
exigeant le « consentement éclairé » des donneurs. Mais, en avril
2000, le Biobank Act remplace ce principe par celui du « consentement
présumé » : tout individu est potentiellement donneur, sauf s'il
signifie son refus.
Cela conduit le gouvernement à
dresser une liste de 20 000 personnes qui rejoignent le front du
refus. Un fichage jugé inadmissible par les militants de l'association Mannvernd (Association des Islandais
pour une éthique scientifique). De nombreux Islandais sont contre le
projet ; ils ont notamment peur de la divulgation de ces informations, et
donc de la violation de leur vie privée. Ils refusent le principe du
« consentement présumé » et s’interrogent sur le risque de
manipulation des descendances, sur les dangers de l’alliance entre la science
et le politique sans information éclairée et consentement de la population, sur
l’assujettissement de l’intérêt collectif à des intérêts privés commerciaux. De
nombreux médias internationaux expriment alors surprise et interrogations,
mettent en lumière les enjeux financiers qui ont présidés à ces tractations et
les risques de dérapages éthiques. Comment, dans ce pays respectueux des droits
de l’homme, le troisième pays le plus riche de la planète par habitant avant la
crise de 2008, une telle décision a-t-elle été prise ? Les avancées de la recherche et de la médecine vont-elles se
faire aux dépends du respect de la vie privée? La protection des données
sera-t-elle garantie?
En 2003, la Cour Suprême
islandaise annule finalement l’accord. De procédures en procédures, deCODE
genetics n’aura jamais pu utiliser la base de données. Néanmoins, le
laboratoire poursuit ses recherches. N’importe qui peut d’ailleurs, en échange
d’un peu moins de 1000 dollars, faire analyser son matériel génétique.
En 2008, Kari Stefansson, le
charismatique directeur et fondateur de DeCode, reconnait que son entreprise
est en très mauvaise posture. Suite à de mauvais placements, une partie des
fonds déposés à la banque Lehman Brothers est partie en fumée. L'entreprise,
comme toute la société islandaise est secouée par crise financière.
Ces
débats sont aujourd’hui encore plus sensibles, et ne concerne évidemment pas
seulement l’Islande. Ils sont à la mesure des avancées rapides des
biotechnologies et de leurs applications, avec toutes les conséquences qu’elles
entrainent sur notre conception de la personne, tant du point de vue médical
qu’éthique, juridique ou civique. L’Islande est en quelque sorte à
l’avant-garde de ce devenir. Cette nation insulaire, de par ses spécificités et
ses contradictions (une société pauvre et rurale, dominée mais hautement
démocratique, devenue par une évolution fulgurante de quelques décennies, riche
et traversée d’une frénésie de consommation, dans le même temps fière d’un
passé mythique et mythifié et aspirant à la plus haute modernité), est comme un
laboratoire où seraient travaillées les propositions nouvelles du futur de nos
sociétés. Cela est valable pour le sujet qui nous intéresse ici, mais également
pour d’autres, tout aussi importants, comme la recherche d’un processus politique
nouveau, la gestion des ressources énergétiques, le réchauffement climatique et
ses conséquences... Etre attentif à ce qui se concocte dans ce petit pays est
décidemment du plus grand intérêt.
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