dimanche 2 janvier 2011

Itinéraires corses/Inventaire des photos non advenues (extraits) #1

  Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr.
Extrait de L’invention du monde de Nicolas Bouvier.

   La lumière sur la mer en fin de journée, sur la côte orientale, après une dernière baignade. Seuls les ferries qui longent le doigt de la Corse accrochent encore le regard. Immobile, s’imprégner des formes et variations des reflets lactescents qui irradient à la surface, alors que les quelques personnes encore sur le sable de la marine de Meria en quelque gestes apaisés se préparent à rentrer, ou alors attendent…
…La brume de chaleur estompe maintenant l’horizon et masque la silhouette de l’île toscane de Capraia. Dans la continuité des teintes entre la mer et le ciel, elle nous offre une fin du monde possible, là où le regard ne rencontre plus aucun obstacle…
…Je suis revenu le lendemain, tout était différent.
[…]
  Longtemps après, je me souviens des nombreuses situations où j’aurais dû faire une photographie. Je les garde, les rappelle à ma mémoire comme autant d’images latentes qui ne trouveront jamais le chemin de la lumière. Imaginer comme on gratte une plaie, jusqu’à ce que la démangeaison ne soit insupportable. Pour chacune d’elles, les yeux fermés, en projeter le cadre, envisager sa géométrie, la gamme de ses valeurs, la qualité de la lumière. Révéler, évaluer, modifier à loisir, la comparer même, l’insérer dans une suite, juger de la pertinence de cette option, et choisir. Jouer avec l’idée comme le chat joue avec la souris, avant de la mettre à mort. En faire une liste. Elle aurait pour titre : Inventaire des photos non advenues. Et accepter que ces photographies n’existent pas.

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