dimanche 2 janvier 2011

Itinéraires corses/Monodie

Etre au monde. Etre un corps sur ses pieds. Aimer ce corps ou ne pas l’aimer. En être étonné. Essayer de l’habiter, le sentir extérieur à soi, le mettre à l’épreuve, en faire son moyen d’exploration, le désirer comme instrument de mesure. Evaluer grâce à lui l’espace qui règne autour de soi. Pressentir grâce à lui le ciel qui s’évase au-dessus. Présager grâce à lui des congénères alentour. Percevoir le sol en-dessous. Percevoir la surface de ce sol. Son étendue. Sa densité. Son modelé. Ses irrégularités. Les obstacles qui s’y trouvent. Sa vastitude. L’horizon qui le limite et celui qui lui succède.
Extrait de Marcher de Christophe Gallaz


Après ce dernier effort, sous des tamaris séculaires, à présent, je me déchausse pour plonger mes pieds meurtris dans l’eau fraîche. Je découvre les ongles de mes gros orteils soulevés et je comprends que le retour sera moins facile. De petites crevettes s’approchent par mouvements saccadés, petites virgules translucides et peu farouches. La lassitude et leurs mouvements vifs et aléatoires, suivis de lents retours, m’empêchent de les fixer. Elles sont comme les taches singulières d’une hallucination légère, qui migrent et oscillent en surimpression, d’un endroit à l’autre de l’étendue de la vision, et donnent envie de se frotter les yeux. De leurs fines pinces diaphanes, elles viennent palper puis prélever les cuticules à la lisière de l’ongle, dont elles paraissent avoir la même consistance.
Les yeux et la peau fatigués de la luminosité aride et saline du rivage, recouvert de la fine poussière et des éraflures du maquis, je redescends le petit col de Bassa Turri. Je sors de cette nature livrée à elle-même ; je bascule du côté de la baie de Campomoro et de la civilisation balnéaire, ne sentant plus mes pieds dans le soulagement d’en finir. Près du ponton où s’affairent les hommes de l’exploitation aquacole, dans un petit bazar, j’achète une bouteille que je vide dans l’instant, sous les regards mi-amusés mi-dédaigneux de vacanciers en famille qui, la serviette sur l’épaule, sont venu pour une glace avant de retourner sur la plage. Je ne perdrai finalement les ongles des gros orteils que deux jours plus tard, après qu’ils soient devenus violets, comme tribu peut-être à cette découverte essentielle.

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